12. Un diner entre filles qui s'annonce
Elles s'exécutèrent en silence, anxieuses de
ce qu'on leur réservait, tandis que Vania les attendait patiemment devant la
porte suivante située au fond de la pièce. Lorsqu'elles se furent toutes
alignées devant elle, elle déverrouilla la porte leur faisant signe d'avancer.
La nouvelle salle possédait une grande baie vitrée circulaire qui s'ouvrait sur
un panorama à couper le souffle. Le bâtiment était accroché à la paroi de la
montage et devant elles s'étalait une plaine verdoyante et les Alpes dans toute
leur splendeur. La pièce contenait une piscine ovale aux eaux turquoise, autour
s'alignaient des transats couverts de coussins blancs. Plusieurs portes
donnaient sur des cabines de sauna, un hammam, des salons orientaux aux sièges
profonds devant lesquels étaient posés des narguilés fumants.
"Les douches sont à votre droite. Vous
avez une heure et demi, après lesquelles je viendrai vous chercher pour le
dîner. Bonne détente mesdemoiselles."
Tous les visages, sans exception, s'étaient
illuminés et les filles échangèrent des sourires ravis. Il leur était bien
difficile, à cet instant, de ne proférer aucun mot tant, après les tensions
accumulés, ce moment de plaisir qu'on leur offrait était libérateur. Ce furent
joyeusement qu'elles s'empressèrent sous les douches, avant de s'égayer par petits
groupes dans les différents espaces. Sofia et Agathe s'étaient dirigées
ensemble vers les salons orientaux. Elles y furent accueillies par deux jeunes
femmes silencieuses mais souriantes, vêtues de tunique légère, qui les
dirigeant immédiatement vers les hammams, les aidèrent à une toilette à
l'orientale, ponçant leurs corps, les rinçant à l'eau froide, les guidant
ensuite vers une salle plus chaude. La détente était telle que l'envie de
parler, qu'avait suscitée la découverte du lieu, les abandonna. Prises en
charge, enveloppées d'une bien douce volupté, elles se laissaient faire sans
plus penser à rien. Les jeunes femmes leur servirent ensuite un thé à la
menthe, au sortir du hammam, puis les guidèrent vers des tables de massage. Des
fragrances d'huiles essentielles emplissaient la pièce éclairée de photophores.
Une atmosphère sereine et douce baignait le lieu. Sous les mains expertes,
Sofia, comme Agathe, se laissèrent aller à une délicieuse somnolence.
Elles somnollaient sous les soins appliquées
des jeunes femmes aussi adroites que silencieuses. Au bout de quelques
instants, elles furent éveillées avec une infinie douceur par leur masseuse et
conduites dans un salon tendu de voilages où on les fit allonger sur de larges
couchettes recouvertes de coussin. La pièce était plongée dans une semi
pénombre. Des narghilés fumaient à portée de leurs mains, répandant une odeur
douceâtre dans le salon. Une jeune femme entra dans la pièce et s'installa sur
le sol, les jambes croisées sous elle. Dans sa main, elle tenait un oud dont
elle se mit à tirer une mélopée aux accents mélancoliques tandis que des
brûleurs diffusaient un encens subtil. Elles s'endormirent, sans s'en rendre
compte, sous la musique qui doucement les enveloppait et les berçait. Durant
tout le temps où elles furent plongées dans le sommeil, la musique continua en
sourdine. Finalement, ce fut la jeune instrumentiste qui, sans un mot, en
caressant doucement leur épaule, les réveilla et, les saluant d'un mouvement de
tête, leur fit comprendre que l'heure était venue pour elles de quitter ce lieu
de délice et de se préparer pour le dîner.
Ce fut en soupirant qu'elles retournèrent
aux cabines pour revêtir leur tenue de pensionnaire. Sofia plus encore que sa
camarade. En enfilant ses vêtements, malgré l'effet relaxant de ce moment passé
dans le calme raffiné des senteurs d'orient, dont sa peau, pour son plus grand
plaisir, était encore chargée, elle ne put lutter contre la montée de
l'inquiétude en se souvenant qu'elle ne dînait pas avec ses compagnes.
L'invitation de Mlle Tab lui pesait et elle regrettait d'y avoir répondu de
façon si impulsive. Ce soir, malgré tout ce qu'elle avait pu penser, elle
aurait sans doute dormi comme un bébé ; son corps avait été rassasié de
sensation et elle était habitée par un sentiment de confiance en l'avenir
suffisamment fort pour que son attente de Vladimir ne tourne pas à l'angoisse
obsessionnelle. Il était trop tard pour reculer pourtant. Elle se présenta
parmi les premières devant la porte de sortie, sans attendre Agathe qui séchait soigneusement ses longs cheveux
et qui la regarda partir avec une lueur d'envie au fond de ses prunelles
malicieuses.
Vania les attendait, alignant les
pensionnaires en rangs bien ordonnés. Quand elles furent toutes en place, elle
désigna Agathe, ainsi que l'autre pensionnaire perdante lors du cours de Mlle
Tab, et, les faisant sortir des rangs, elle les confia à une autre surveillante
afin qu'elles soient menées en cellule où leur repas leur serait servi. Puis,
faisant signe à Sofia, elle lui demanda
de la rejoindre.
"Suivez-moi, Mademoiselle Tab vous
attend."
Sans rien ajouter de plus, elle l'entraîna à
sa suite dans le couloir. Agathe lui fit un clin d'œil au passage. Elles
montèrent dans les étages où se trouvaient les logements des professeurs,
traversant un long couloir recouvert de boiseries où se découpaient des portes
à intervalles réguliers. Vania s'immobilisa devant une des portes et frappa
doucement.
"Entrez"
C'était la voix du professeur Tab,
particulièrement chaleureuse. Elles pénétrèrent dans l'entrée de ce qui apparut
aux yeux de Sofia comme un coquet appartement. Le mur du petit hall était
couvert de clichés de Man Ray, l'affiche des Ailes du Désir trônait contre un
mur. Le professeur Tab vient les accueillir, vêtue simplement d'un jeans et
d'un t-shirt blanc. Ses cheveux sombres s'étalaient sur ses épaules lui donnant
des airs de star de cinéma indien. Elle leur sourit.
"Venez, entrez donc ! Ce sera bientôt
prêt."
Le hall donnait sur un salon, petit mais
décoré avec soin. Plusieurs étagères emplies de livres garnissaient les murs.
En grande majorité, il s'agissait d'ouvrages traitant de photographie et de
cinéma. Sur une table trônaient plusieurs appareils photographiques ainsi qu'un
grand nombre d'albums photos. Elle leur fit signe de s'asseoir sur le
confortable canapé chocolat qui occupait une bonne partie de l'espace et
s'empara d'une bouteille de vin blanc et de trois verres. Vania s'appuya contre
le dossier du canapé et sortit un paquet de cigarette de sa poche, puis,
semblant se raviser, le déposa sur la table basse devant elles. Mademoiselle
Tab sourit.
"Il est interdit de fumer dans cet
établissement, mais je pense qu'ici ces règles ne s'appliquent pas, surtout pas
à moi." Elle saisit le paquet et en tira une cigarette, l'allumant à un
briquet d'argent posé prés d'un cendrier puis tendant le paquet à ses deux invitées :
"Qui en veut ? C'est la tournée des
filles !"
Enfin Sofia décocha un vrai sourire. Depuis
qu'elle avait suivi Vania dans les couloirs, elle s'était sentie envahie par un
trac de débutante. Mais en entrant dns l'appartement, curieusement, son
inquiétude était un peu retombée, comme si le fait de se confronter à
l'évènement le rendait moins terrible que ce que son imagination lui faisait
entrevoir. Et d'ailleurs c'était le cas. Non seulement elle ne se retrouvait
pas seule avec Mlle Tab, mais qui plus est, elle était là en compagnie de
Vania. Et cette compagnie lui était particulièrement agréable. Pourtant Vania
n'était pas des plus démonstratives. Mais Sofia percevait chez cette jeune
femme hautaine et distante une aura diffuse qui lui plaisait, l'attirait. Et
puis l'accueil de la si troublante ex TabithaX n'était pas si terrifiant. Elle
se montrait une hôtesse adorable, plus que jolie, qui savait rendre l'instant
chaleureux et naturel. Et son appartement avait un charme certain. Détendue,
Sofia souriait donc à son professeur et tendit la main vers le paquet de
cigarettes en osant la franchise :
"Merci, je crois qu'une cigarette me
fera le plus grand bien Mademoiselle... ce n'est pas sans crainte qu'on accepte
l'invitation d'un professeur tel que vous "
Mademoiselle Tab la fixa un instant puis
murmura d'une voix chaude.
" Bien sûr et tu as raison, parce que
je vais te sauter dessus et te prendre avec le plus monstrueux des vibros de ma
collection !"
Devant l'air perplexe de Sofia, ce fut Vania
qui rit en premier. Elle rit serait un bien grand mot, en fait, elle eut un
petit rire cristallin qu'elle dissimula du dos de la main. Mademoiselle Tab
alluma la cigarette de Sofia en lui disant.
"Repos soldat, vous êtes en permission,
un des grands avantages à être mon invitée. On ne parle pas de pensionnat, je
vous l'interdit formellement à toutes les deux ! Mais si quelqu'un veut parler
de cinéma, je n'ai aucune objection."
Elle reposa la bouteille et parut réfléchir.
"Non, réflexion faite je rajoute,
parlons de cinéma soit, mais pas de mes films si c'était possible."
Puis souriante, elle retourna vers la
kitchenette attenante au salon et vérifia la cuisson du plat qui mijotait dans
le four.
"Des lasagnes mesdemoiselles, personne
ne décongèle aussi bien les lasagnes que moi, tout le monde vous le dira !
Sofia ,quelles sont vos passions ?"
La question à brûle pourpoint la désarçonna quelque
peu. Elle s'attendait si peu à une conversation de salon. Encore une fois, elle
se jugea chanceuse. Et stupide de se laisser embarquer par des inquiétudes sans
fondements ! Elle était invitée par une créature pleine d'esprit et de grâce et
en compagnie de la plus troublante de leurs surveillantes. Elle avait tout lieu
de se réjouir. Et c'est en souriant encore qu'elle répondit, tout en prenant
une longue bouffée de tabac .
" Oh, je crois que j'ai une passion
pour les Arts, sous toutes les formes ! Mais certainement ma plus grande
attraction est pour la littérature et le théâtre ... je... si je ne transgresse
pas trop la règle du pensionnat... c'était mon métier... enseigner la
littérature... Mais j'aime aussi beaucoup la danse... je suis fascinée par la
discipline et les mouvements des corps ... c'est sublime de pouvoir défier
l'apesanteur, de parler ce langage qui ne supporte pas le mensonge !"
Elle se tut brusquement, se rendant compte
qu'elle était partie et aurait pu divaguer longtemps sur ce thème. Elle n'avait
aucune envie de monopoliser la parole... ni de trop livrer d'elle-même
Tab la regardait en souriant.
"Oui je l'avais deviné, vous devez être
danseuse vous-même, une façon de marcher surement, de bouger. Moi je n'ai pas
ces aises. Mais Vania est une danseuse exceptionnelle. La grâce d'un oiseau"
A ces mots, la surveillante rougit
légèrement
"Non, je ne mérite pas ces éloges Tab,
je me souviens à peine de ce que c'est que danser."
Une lueur sombre parcourut les prunelles
turquoize, ombrant son visage d'un voile de tristesse. Mademoiselle Tab lui
effleura le bout des doigts de sa main.
"Non Vania, tout ton corps se souvient
et tu es toujours une danseuse, une des plus belle qu'il m'ait été permis de
rencontrer."
Puis se relevant vivement, un large sourire
sur le visage.
"La preuve..."
D’un bond, elle se rendit à sa table de
travail et saisit un album qu'elle tendit à Sofia.
"Regardez et dites-moi que je
mens."
Sofia entrouvrit l'album. Il contenait une
série de clichés en noir et blanc. On y voyait Vania, vêtue d’un justeaucorps
noir, les cheveux tirés en arrière en chignon. Les photos avaient été prises
alors qu'elle dansait, suivant plusieurs angles. Les prises la montrait au sol,
debout, lancée dans des sauts, le corps en extension, ou alors figée dans des
attitudes où tous ses muscles semblaient tendus dans un effort fébrile. Les
photos étaient belles, sobres et dépouillées, le fond uni, la lumière soignée ;
tout visait à mettre le mouvement et l'harmonie du corps parfait de Vania en
valeur durant l'effort. Les derniers clichés la représentaient nue dans des
exercices au sol le corps tendu, arque-boutée sur ses bras et ses jambes.
Sofia observait les photos avec une émotion
tangible, qu'elle ne cherchait pas à dissimuler. Les yeux fixés sur les
clichés, elle souffla un "C'est magnifique !" vibrant et chaleureux.
Le corps de Vania était superbe mais il était sublimé par les clichés et
atteignait une grâce presque irréelle, fortement empreinte de sensualité. Profondément
émue, elle releva les yeux vers les deux femmes qui la regardaient en souriant.
"C'est vraiment magnifique ! L'œuvre de
l'artise comme le modèle ! Vos photos dégagent une puissance sensuelle
extraordinaire et en même tant elles sont pures ! Vania, vous êtes une
merveille, une merveilleuse danseuse, cela crève les yeux !"
Reportant son attention sur une page de
l'album, elle s'abandonna à sa contemplation une nouvelle fois. Brusquement,
elle se figea, interdite. Un cliché de nu, en plan américain, montrait Vania,
méconnaissable, les cheveux dénoués coulant sur ses épaules, son magnifique
regard, fixé sur l'objectif, troublé par quelque chose d'indéfinissable ; elle
affichait un sourire enfantin, un peu triste. Sofia pâlit et en lâcha sa
cigarette. Mlle Tab se précipita pour éviter un incident. Sofia paniqua,
s'excusa en tremblant. Ce visage, tout à coup, venait de lui en rappeler un
autre à mille miles de là. Elle ne parvenait pas à y croire. Secouant sa
stupeur, elle rouvrit l'album, qu'avait refermé Mlle Tab par précaution, en
s'excusant à nouveau, stupidement, sans
plus trop savoir de quoi, et posant le doigt sur la photo la fixa intensément
en frissonant. Ce ne pouvait pas être le fruit de son imagination.
"Ici, vous me rappelez quelqu'un...
pardonnez-moi mais il faut que je sache... j'ai l'impression de voir....
Svetlana" la fin de sa phrase n'était plus qu'un souffle.